Musique au féminin

Paul-Marcel Nardi, notre chef de choeur, a engagé l’année dernière tout un programme de recherches sur la musique au féminin.

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Bien des compositeurs ont su écrire pour des voix féminines, pour n’en citer que quelques uns, Brahms, Vivaldi, Purcell, Poulenc, Debussy, Holst, Porpora, Britten, Schumann, Schubert, ou Vaughan Williams, mais ce que nous avons décidé d’approcher, ce sont des compositrices pour voix féminines de toutes époques et tous horizons ayant composé des musiques sur des textes écrits par des femmes.

Après des heures d’immersion au coeur de ces productions féminines, Paul-Marcel Nardi en a extrait le contenu d’un tout nouveau  programme de concert pour Aliénor, alliant spiritualité, poésie, engagement et humour ….

Ainsi allons-nous par exemple d’Hildegarde de Bingen née Bermersheim vor der Höhe en 1098, en passant par Fanny Hensel-Mendelssohn née à Hambourg en 1805  à  Emma Lou Diemer née à Kansas City en 1927, jusqu’à Beatriz Corona née à La Havane en 1962 ou Eva Ugalde née à San Sebastien en 1973.

concert bergerac 2022

Nous avons demandé à notre chef de choeur, Paul-Marcel Nardi, de partager avec nous son analyse  de la situation des femmes compositrices , en voici une synthèse :

Sirènes

  • Constat

« Tu sais Paul, en réalité les femmes ne peuvent pas jouer Beethoven. C’est comme ça, c’est une musique trop virile, elles n’y auront jamais accès ». Nous sommes en 1977, dans la classe de piano d’un CNR du sud de la France que je viens d’intégrer.

Je reste littéralement interloqué ! Mais non, ce n’est pas une plaisanterie, ce professeur, concertiste, qui a en charge la classe de piano la plus prestigieuse de l’établissement y croit vraiment. Je ne réponds rien. Qui suis-je ? Pourtant les évidences affluent : mon professeur précédent est une merveilleuse artiste, remarquable interprète de Beethoven, Chopin, Schumann, Brahms et Rachmaninoff. Je pense également à mes amies des classes de piano du même conservatoire, qui jouent les sonates de Beethoven avec toute la maestria nécessaire ; je pense enfin aux grandes pianistes du passé comme Clara Haskil ou Marguerite Long, mais aussi à celles d’aujourd’hui que j’admire tant : Maria-Joao Pires et Martha Argerich.

Je me contente de sourire, ce que cet éminent pédagogue (je me demande quel répertoire il préconise à ses élèves du sexe féminin…) prend sans doute pour une expression de complicité masculine, du genre « on est entre hommes, on se comprend ! ».

Parallèlement à mes classes de conservatoire, je suis le cursus d’études musicales à l’Université de Provence, études qui me passionnent et nourrissent ô combien ma soif de connaissances dans ce domaine : histoire de la musique, harmonie, analyse, direction de chœur…

Dans ces diverses matières, quels que soient les enseignants qui en ont la charge, la place des femmes en tant que compositrices, ou même théoriciennes, est comparable à celle des chats sur la lune : il n’y en a pas. C’est comme ça, c’est admis, les femmes ne composent pas. Je serai plus tard moi-même complice de ce mensonge, cette omerta, en étant le vecteur de transmission de ces connaissances erronées auprès de mes propres étudiants au sein de l’Université de Bordeaux 3.

La place des femmes dans le monde de la création artistique est donc occultée (il n’y en a pas), niée (elles sont incapables de produire des chefs-d’œuvre), réduite au rang d’accessoire ornemental (elles chantent et elles jouent du piano) !

  • Pourquoi ?

Durant la longue première période de l’histoire de la musique occidentale, du Moyen-âge à l’époque baroque, les compositeurs sont des musiciens professionnels au service d’une cour ou d’une chapelle, mais sont également les premiers interprètes de leurs créations : organiste, maître de chapelle, claveciniste. On ne trouve des femmes, dans cette sphère professionnelle,  qu’en tant que chanteuse. On les trouve surtout dans la sphère privée, où elles peuvent briller « librement », mais sans existence publique.

Il y a bien sûr des exceptions remarquables : Hildegarde de Bingen pour le Moyen-âge, Francesca Caccini, Barbara Strozzi en ce qui concerne l’époque baroque.

Cette négation primordiale de la possibilité pour les femmes d’avoir une place identique à celle des hommes, en ce qui concerne la musique et en particulier la création musicale, prend ses racines dans l’attitude figée des pères de l’Eglise à cet égard.

Malgré quelques soubresauts de prélats progressistes (Ambroise de Milan, au IVème siècle par exemple, encourageait à mêler les voix masculines et féminines), les synodes et conciles successifs vont s’acharner à réduire les femmes aux silences : celui de l’écriture, de la parole (dévolus aux érudits), de la fonction ecclésiastique, de l’éducation et bien sûr de la musique.

Pendant longtemps, la musique savante sera celle du culte, et tous les progrès (mélodie, polyphonie, rythme, écriture sur portées etc.) seront dus à des compositeurs des écoles religieuses (Notre-Dame, St Martial de Limoges, Cluny…)

Mais la femme reste considérée comme démoniaque, capable par son seul chant de dévoyer quiconque l’entendait. La voix féminine est habillée d’une réputation au goût de soufre infernal : elle est sexuellement stimulante. Les nonnes peuvent chanter, mais dans les monastères. Cette vision étroite sera confortée par de nombreux Papes, dont Innocent XI en 1686 (La musique nuit à la modestie qui sied au sexe féminin) et Clément XI au début du XVIIIème siècle (Aucune femme ne doit apprendre la musique pour en faire son métier sous peine d’un sévère châtiment).

Cette interdiction répétée va engendrer cette situation d’injustice permanente infligée aux femmes qui montrent des velléités, des talents, des prémices, des dispositions créatrices.

Et pourtant, elles créent…

  • Le chemin chaotique vers la reconnaissance

On observe dans l’histoire de la musique que, à chaque avancée, à chaque progrès concernant la place des femmes, une réaction inconsciente ou concertée a éjecté les femmes de la sphère du génie créateur.

C’est en 1834 que l’on trouve les premières notices biographiques sérieuses et documentées de compositrices, et cela dans la Biographie universelle des musiciens de François-Joseph Fétis. En 1847, un article en deux parties de Maurice Bourges est publié dans la Revue et gazette musicale de Paris (très en vogue dans le monde musical) ; il est intitulé « Des femmes-compositeurs ». Il suscite la curiosité et l’intérêt de quelques musicologues, ce qui va engendrer la parution de notices biographiques en nombre croissant dans de nombreux ouvrages de références de la 2ème moitié du XIXème siècle (le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse, le Dictionnaire des opéras, le Women composers aux Etats-unis etc.).

En apparence, une nette évolution a vu le jour.

Mais au début du XXème siècle, les musiciennes commencent à être perçues comme des rivales, plusieurs associations de femmes-artistes naissent, mais elles sont vite assimilées dans la presse à des féministes, prêtes à tout pour prendre les postes et les positions détenues depuis toujours par des hommes.

Les portes se referment, les quotas sexistes du début de XIXème réapparaissent : en 1904, le ministère limite à 4 le nombre de femmes dans les classes de cordes des conservatoires, afin de préserver des places pour les hommes dans les orchestres.

La musicologie, devenue discipline scientifique en 1898 (lors de L’internationale Musikgesellshaft de Berlin), est à la fois fondamentale pour la connaissance de plus en plus approfondie de l’histoire des compositeurs et de l’évolution de la musique, mais reste fortement imprégnée de l’idée tenace de la prééminence masculine en ce qui concerne les capacités créatrices. Les grands compositeurs sont des « géants », des « colosses », des « princes », des « héros », des « dieux » ; quelles places autre que « interprètes » ou « muses » restent-il pour les femmes ?

Ainsi, la quasi-totalité des articles consacrés aux compositrices disparaît dans les dictionnaires et les histoires de la musique. Par exemple Louise Farenc, promise en 1872 à « une place des plus honorables dans l’histoire de la musique française », n’est plus que « professeur de piano au conservatoire » en 1983, et son nom se trouve dans le Larousse accolé à celui de son époux, l’éditeur Aristide Farenc !

En 1988, alors que 50 % des étudiants de cycles supérieurs de musique sont des femmes, on ne retrouve que 10 % d’entre elles dans les orchestres. Heureusement, ce constat semble aujourd’hui appartenir à un passé révolu. Il semble loin le temps où un Herbert von Karajan pouvait clamer que « la place des femmes est dans la cuisine, non dans l’orchestre ».

Depuis les années 2000, et la diffusion de la musique et des informations à grande échelle engendrée par l’internet, le monde musical découvre avec des yeux et des oreilles de plus en plus étonnés l’existence d’un nombre considérable de compositrices à travers les siècles, contredisant activement les préjugés et le poids de l’histoire.

Il est grand temps de s’affranchir des admonestations des moralistes et garants du modèle féminin décrit dans les manuels de savoir-vivre du XVIIIème siècle : une activité musicale modérée y est fortement recommandée, en tant qu’agréable diversion, et surtout en tant qu’attrait supplémentaire (en plus de la taille de guêpe et des bustiers rebondis) pour attirer irrésistiblement l’attention de futurs et riches époux.

Le rôle des jeunes femmes artistes était ainsi clairement défini, étouffant dans l’œuf toutes velléités outrancièrement créatrices : soyez des « sirènes » mesdemoiselles, douces, belles, souriantes et… modérément musiciennes !

  • Et maintenant ?

Dépasser les certitudes « admises » et les préjugés ne se fait pas en un jour.

La connaissance de plus en plus prégnante des noms, des biographies de ces créatrices admirables et, en premier lieu, leur programmation répétée (et bientôt naturelle ?) dans les concerts, leur visibilité dans le paysage radiophonique et discographique, tout cela constitue une avancée remarquable conduisant à une perception plus authentique de l’histoire de la musique.

Que l’on soit professeur, interprète, musicologue, organisateur de concert, nous avons tous un rôle à jouer dans l’accès du grand public à une conscience plus juste de la réalité, et la rectification de cette injustice historique faite aux musiciennes en général, et aux compositrices en particulier.

Paul-Marcel NARDI – Chef de chœur, pianiste, musicologue

Avril 2022

Le choeur qui ose tout